LE JOUR OU J'AI COMPRIS

Publié le par eva-marie.over-blog.com

 bateaubouteille

Quand j'étais un petit garçon plein de vie et curieux de tout, je demandais régulièrement à mon grand-père :

« Dis, Papi, comment ils ont fait pour mettre le bateau dans la bouteille ? »

Et mon grand-père me répondait invariablement : 

« Un jour, tu comprendras ! » 

Les années passèrent, je grandis et devins un homme. J’aimais, tout autant que dans mon enfance, venir embrasser mon grand-père et passer un peu de temps avec lui. Je le trouvais, presque à chaque fois, assis dans sa grande bibliothèque, un livre à la main et sa pipe à la bouche, sur laquelle il tirait de vagues bouffées, qui au fil des années, se firent de moins en moins convaincues.

Et, à chaque fois, mon regard se portait sur le bel esquif prisonnier de la bouteille. Mon grand-père l'avait déposé sur le coin gauche de son immense bureau en acajou. Là où il avait écrit ses plus belles œuvres et signé des tas de documents. A présent, sa main tremblait tant, qu’il ne  s’y asseyait plus que pour penser à sa vie de jadis. Au grand homme de lettres qu’il avait été.

Parvenu à sa quatre-vingt cinquième année, alors que nous bavardions tous deux un soir, il me dit à brûle pourpoint, les yeux curieusement brillants : 

« J'aimerais que ce soit toi qui prennes le bateau, il m'a délivré son message, je n'en ai plus besoin. N’attends pas que je ne sois plus là. Emporte-le dès à présent. »

Mon grand-père ayant toujours eu le goût des métaphores, je ne discutais pas et en repartant, ce soir là, j'emportai le bateau dans la bouteille.

Mon épouse ne fut pas particulièrement emballée que cet objet vienne orner une étagère de notre salon, mais sachant à quel point j'étais proche de mon grand-père, elle s'abstint de m'en faire la remarque.

Un mois plus tard, mon grand-père nous avait quittés. Il me manqua beaucoup cet homme fier et peu loquace, dont chaque parole semblait mûrement réfléchie, mais qui pouvait jouer aux petits chevaux avec moi, jusqu’à ce que je me lasse. Ce grand-père dont je m’étais su aimé.

Les années passèrent et de temps à autre, je regardais le bateau dans sa bouteille et je pensais aux heures passées dans la bibliothèque de grand-père. A ma vie qui filait ; comme avait filé la sienne.

Cet objet faisait partie de ma vie, mais mon imagination étant assez limitée, je n'y voyais aucun symbole de quoi que ce soit. Qu’avait donc bien voulu me dire mon grand-père ?

Je ne voyais qu’un joli bateau, plaisant à regarder, mais plutôt inutile. Et à chaque fois, que je réfléchissais au sens de la phrase sibylline de mon grand-père : « le bateau a délivré son message », je n’en découvrais toujours pas le sens, mais au moins, je pensais à lui. Il restait vivant en moi.

Et, les années ont passé avec son lot de joies et de peines, de grands chagrins et de douleurs enfouies.

Aujourd'hui, j’ai quatre-vingt cinq ans et curieusement, chaque soir avant d'aller me coucher, mon regard est inexorablement attiré par le bateau dans la bouteille.

Au début, je me suis bien demandé pourquoi.

Je suis vieux et las.

Ma femme n’est plus de ce monde et je crois que je suis en train de comprendre le message que contient ce bateau.

Il me dit qu'il est temps pour moi de hisser la grand voile. Le grand âge m'a rendu chaque jour un peu plus semblable à lui, prisonnier de ma bouteille à moi. La vieillesse ! Cette dernière m'a inexorablement transformé et je suis bien trop à l'étroit dans son pitoyable univers.

Je regarde ce bateau qui est fait pour naviguer voiles au vent, pour affronter des tempêtes, voire des naufrages, ou subir des assauts guerriers. Qui, par beau temps, quand le soleil lui sèche ses voiles, vogue fièrement et rentre droit au port.

Puis, je regarde l'homme que j’étais, qui marchait, courait, parlait, travaillait, se battait... Et, je me vois, moi. Je n'entends plus très bien, marche avec une canne, ai besoin d'aide pour me lever et dois être assisté dans plusieurs domaines de mon quotidien.

Je comprends que je suis comme le bateau dans la bouteille ; je ne peux plus naviguer.

Vois-tu, grand-père, je vais appeler mon petit fils et lui offrir à mon tour cet objet qui lui est devenu familier, à lui aussi.

Je vais lui dire, comme tu l’as fait autrefois pour moi :

« Tiens, mon grand, c'est pour toi, je n'en ai plus besoin, le bateau m’a délivré son message.

En son temps,  sois en certain, il fera de même pour toi.

Pour peu que tu veuilles bien l’entendre.

 

 

 

 

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